Édito de Célie Pauthe
Actualité
Les spectacles que vous découvrirez cette saison, par les nombreux voyages qu’ils suscitent, comme autant de rencontres, décentrements, brouillages et (af)franchissements de frontières tant géographiques, esthétiques, qu’intérieures, dessinent la carte d’un monde aussi âprement réel qu’absolument perfectible : le nôtre, tel qu’il est, mais surtout tel qu’on voudrait le rêver autre. Plus libre, plus sensible, plus accueillant, plus juste.
Plus qu’aucune autre, cette saison parcourt le monde : Christiane Jatahy, grande artiste brésilienne invitée pour la première fois à Besançon, poursuit sa quête autour de L’Odyssée d’Homère, naviguant entre des camps de réfugiés au Liban et en Grèce, un quartier déshérité de Johannesburg, une communauté indigène de la forêt amazonienne et les faubourgs de Rio de Janeiro. Guillaume Vincent s’emparant des Mille et Une Nuits circule entre l’Orient passé et présent, entre les romances fantasmées et les réalités contemporaines dont bruissent Bagdad, Bassora, Mossoul, Jérusalem, Le Caire ; et questionne notre regard occidental sur le monde arabo-musulman dans la France d’aujourd’hui. Séverine Chavrier réunit cinq danseuses et acrobates, guerrières et éclopées, venues de Palestine, du Danemark, de Russie, du Cambodge et d’Argentine. Performant leurs trajectoires semées d’embûches, elles nous interrogent : appartient-on à un pays ? À celui qui nous a vus naître ? Ou à celui qui nous voit renaître ?
Partir à l’aventure, risquer l’exil, quitter sa terre, les siens, parier sur l’ailleurs sont autant de défis qui jalonneront cette saison. Dans Le Pont du Nord, Marie Fortuit, artiste associée, jeune auteure-metteure en scène, peint ce difficile arrachement d’avec le lieu natal, la sphère familiale, les fusions adolescentes ; Nicolas Laurent reprend sa quête autour du Grand Meaulnes à la recherche du domaine perdu, des paysages de Sologne et des promesses scellées au sortir de l’enfance ; Madeleine Louarn, Jean-François Auguste et les comédiens handicapés mentaux de l’atelier Catalyse, que nous aurons le plaisir de retrouver, s’embarquent dans le dernier chapitre de L’Amérique de Kafka, à la recherche d’une terre plus hospitalière et d’une place à réinventer dans un monde qui de toute part se ferme ; Jonathan Capdevielle, artiste à l’univers si singulier, remet ses pas dans ceux du Rémi d’Hector Malot, dont l’aventure nomade et saltimbanque se révèle salvatrice et émancipatrice ; Julie Duclos, après Nos Serments et MayDay, se plonge dans les mystères insondables d’une exilée absolue, déracinée énigmatique, la Mélisande de Maurice Maeterlinck – immense poète signant là l’un des chefs-d’oeuvre du répertoire moderne ; Irène Bonnaud raconte un voyage loufoque et picaresque entre Rome, Milan, Paris et Bethléem, né de l’amitié peu connue entre Eduardo De Filippo, père de la comédie napolitaine, et Pier Paolo Pasolini. Quant à moi, je rouvrirai le chemin de la Bérénice de Racine, s’arrachant, pour l’amour de Titus, à sa terre de Judée, cette même Bérénice à travers laquelle Marguerite Duras entrevit la figure de toutes les diasporas...
Brouillant les frontières temporelles autant que géographiques, les artistes de cette saison reviennent aussi sur les traces du passé, font de la scène un voyage exploratoire à travers la mémoire et l’histoire, convoquent les morts et les fantômes. Milo Rau, l’un des metteurs en scène les plus radicaux de la scène européenne, imagine une enquête performative autour de l’affaire Ihsane Jarfi – crime homophobe survenu à Liège en 2012 –, dans laquelle mort et vivants, victime et bourreaux, hantent et bousculent le plateau, interrogeant tant les pouvoirs cathartiques du théâtre que l’état du corps social ; Janek Turkowski, artiste polonais accueilli pour la première fois en France, passionné par la question de l’archive comme mémoire vive, fait revivre une inconnue rencontrée au détour d’une brocante du nord de l’Allemagne, dans une boîte de films super-8... Et, pour clore la saison, Robespierre en personne fera son retour parmi nous, sous la houlette d’Anne Monfort, pour nous enjoindre de réinterroger urgemment l’état de notre démocratie.
Enfin, d’échappées belles en vagabondages, On voudrait revivre s’offre comme une fantaisie sans frontière à travers l’univers d’un poète-chanteur rare, libre s’il en est, Gérard Manset, aux paysages d’un lyrisme en apesanteur... tandis que le Théâtre du Radeau, troupe à la trajectoire exemplaire et unique dans le paysage théâtral français, reviendra nous embarquer pour un nouveau voyage entre mélancolie et utopie, rêve et veille, à la recherche d’espaces poétiques et sensibles inexplorés, arrachés au chaos des temps qui grondent, une lampe à la main.
Célie Pauthe